Dans le port d’Amsterdam
Y a des marins qui boivent
Et qui boivent et re-boivent
Et qui re-boivent encore
Ils boivent à la santé
Des putains d’Amsterdam
D’Hambourg ou d’ailleurs
Enfin ils boivent aux dames
Qui leur donnent leurs jolis corps
Qui leur donnent leurs vertus
Pour une pièce en or
Et quand ils ont bien bu
Se plantent le nez au ciel
Se mouchent dans les étoiles
Et ils pissent comme je pleure
Sur les femmes infidèles
Dans le port d’Amsterdam
Dans le port d’Amsterdam
Jacques Brel
Il suffit de se promener dans le Quartier Rouge d’Amsterdam pour se rendre compte de la situation impossible dans laquelle se trouvent beaucoup de femmes en raison du comportement d’une minorité d’hommes. Dire que tous les hommes sont des porcs sexistes qui considèrent que les femmes devraient céder à leurs fantasmes sexuels sans se poser de questions est une exagération flagrante. Les femmes qui souscrivent publiquement à cette opinion ne font rien pour faire avancer leur propre combat, ni celui des autres. Mais en tant qu’homme, j’admets ouvertement que je ne suis pas fier de la façon dont certains de mes semblables agissent envers les femmes.
La libération des frustrations sexuelles masculines dans l’air du soir n’est pas plus palpable que dans le Quartier Rouge d’Amsterdam, situé au cœur d’une ville réputée pour sa tolérance. Le quartier, connu sous le nom De Wallen (Les Remparts), est un cocktail robuste d’hormones sexuelles et de cannabis, lessivés par de grandes quantités de bière. Un parfum indéniable plane au-dessus des eaux troubles des canaux concentriques, tandis que les voix trop familières d’anglais ivres résonnent comme une cacophonie d’insultes, de plaisanteries bon marché et de rires d’écoliers, le tout dirigé vers une demoiselle à demi vêtue, prise au piège d’une fenêtre en verre, illuminée par des néons rouges, et ne demandant rien de plus que d’être payée.
L’objectif des autorités néerlandaises est noble, compte tenu des circonstances: contrôler un phénomène qui existera, que cela nous plaise ou non. Les travailleuses du sexe à Amsterdam ont leur propre syndicat, bénéficient de la protection de la police et ont accès à un centre d’information. La surveillance fréquente comprend le dépistage des maladies vénériennes et la surveillance des normes professionnelles.
Au centre du Quartier Rouge se trouve une église, l’Oude Kerk. Son nom – la Vieille Église – nous rappelle qu’il s’agit de l’un des bâtiments les plus anciens d’Amsterdam, datant du XIVe siècle. Coincée entre le Waarmoesstraat et le canal Ouderzijds Achterbuurval, elle reste prise pour l’éternité au piège des péchés et délits terrestres des Wallen, où la chair humaine et la tentation dominent les âmes humaines et effacent le besoin de rédemption.

Un côté de l’église est bordé par une étroite ruelle pavée, où l’on ne peut pas marcher en ignorant les fenêtres des tentations pécuniaires charnelles. Pris en sandwich entre deux rangées de fenêtres rouge cramoisi et le café “Quartier Putain,” des gamins rentrent dans une école maternelle, accompagnés de leurs parents. La Prinses Juliana est l’une des meilleures écoles maternelles d’Amsterdam et constitue un emblème choquant de la façon dont les Néerlandais peuvent être libéraux, sans se soucier le moins du monde de ce qui se passe derrière des portes ou des fenêtres fermées. Certains disent que c’est bon pour les enfants, en les faisant accepter les gens tels qu’ils sont. Un enfant de trois ans demande à sa maman ce que la femme fait derrière la fenêtre et pourquoi elle n’est pas encore habillée pour prendre le petit-déjeuner. Je suppose que certains enfants pensent qu’il y a une piscine quelque part derrière les rideaux ouverts. En grandissant dans un tel environnement, les enfants ne remettront même pas en cause la moralité de tout ça, pensant qu’il s’agit de femmes normales qui exercent tout simplement leur métier.
Quand je passe devant les dames, je me dis “d’accord, où est-ce que je regarde?” Mais ça ne me dérange pas. Vous pensez simplement qu’il doit y avoir une raison pour laquelle elles travaillent là et vous ne savez pas si c’est bon ou mauvais, mais vous l’acceptez. “- Sally Fritzsche (directrice, École Maternelle Prinses Juliana)
De l’autre côté de la vieille église, l’Oudekerksplein est beaucoup plus large. Une petite statue se trouve sur la place et honore les prostituées du monde. Inaugurée en 2007, “Belle” rappelle aux visiteurs, “Respectez les travailleuses du sexe dans le monde entier.” Au sol, un relief en bronze représentant une main caressant un sein de femme passe presque inaperçu et on peut y lire, “tripote autant que tu veux, mais n’insulte pas la femme!”
En 2009, Lodewijk Asscher, le maire d’Amsterdam, avait lancé un ambitieux projet visant à “nettoyer” le Quartier Rouge d’Amsterdam sans le détruire complètement. Le “Projet-1012” – le numéro étant le code postal du quartier – avait pour objectif de réduire considérablement le nombre de fenêtres aux néons rouges, d’acheter de nombreux bâtiments appartenant à des personnes plus que douteuses, contrôler sévèrement les cafés et limiter le nombre de petites entreprises spécialement destinées aux touristes. La philosophie du projet était de réduire considérablement la criminalité croissante tout en encourageant les entreprises locales et en donnant la priorité à la communauté locale.
Cela fait 20 ans que je vis aux Pays-Bas et, autant que je sache, rien n’a vraiment changé dans le Quartier Rouge d’Amsterdam. Les maires des villes vont et viennent bien sûr, et les rêves ambitieux sont rapidement oubliés ou modifiés en fonction de la philosophie morale du moment. Le Quartier Rouge demeure une attraction touristique à part entière et il faudra un maire courageux pour remplacer le rouge d’Amsterdam par le bleu de Delft et l’odeur du cannabis par celle du fromage de Gouda.
Devenando travaille dans une entreprise familiale, Agapi Room Rentals, appartenant à son père, et loue une vingtaine de ces chambres aux néons rouges, reconnues dans le monde entier. Le prix demandé est de 100 euros pour la journée et 200 euros pour la nuit. Les heures de pointe, bien sûr, sont lucratives et le marché des travailleurs du sexe ressemble à celui des compagnies aériennes commerciales, où les entreprises profitent des voyages effectués en période de pointe. En supposant qu’un client paye un minimum de 50 euros, les prostituées devront “satisfaire” 2 à 4 clients, rien que pour couvrir le prix de la chambre. Agapi se vante d’être une petite entreprise familiale ayant un contact humain étroit avec ses clients. Ironiquement, Agapi a reçu un avertissement officiel du conseil municipal d’Amsterdam, qui a rappelé aux propriétaires que le contact physique avec les travailleurs du sexe n’était pas toléré. Pour Lolita, l’une des locataires quotidiens d’Agapi, la réaction du conseil est ridicule. Elle a écrit une lettre au conseil, signée par soixante autres femmes, dans le but de réfuter leurs accusations.
Tout le monde peut comprendre que le contact physique peut être interpréte comme étant sexuel. Mais si quelqu’un pleure, est-ce que vous la réconfortez quand même? Cela ne devrait pas être autorisé? – Agapi
Je me demande simplement pourquoi certaines femmes avaient besoin d’être réconfortées.
Pour Devenando, “c’est devenu une attraction touristique. Ils n’entrent pas. Les gens ne viennent ici que pour regarder.” S’il est vrai que la plupart des visiteurs à Amsterdam considèrent le Quartier Rouge comme un parc thématique, nous ne devons pas ignorer les dessous sombres qui traversent le quartier que certains décrivent comme “le kilomètre carré de la misère.”
La question cruciale qui doit être posée est de savoir si les travailleuses du sexe sont obligées de s’asseoir derrière une fenêtre ouverte ou non. Il est difficile d’obtenir des chiffres officiels sur le nombre de femmes victimes de la traite sexuelle en provenance d’Europe de l’Est car seules celles qui sont officiellement classées par les autorités sont comptabilisées. Les autorités néerlandaises ont publié un rapport détaillé sur la traite des femmes, démontrant une réduction du nombre de victimes en 2015. Malheureusement, cette tendance à la baisse n’a pas été confirmée. Le fait qu’en 2017, seuls 958 cas ont été signalés, ne reflète pas la gravité de la situation.
Les femmes d’Europe de l’Est ne sont pas les seules victimes du trafic sexuel. Un nombre croissant de néerlandaises, dont la plupart sont mineures, se retrouvent également dans ce commerce lucratif. Il est inquiétant qu’en 2017, seuls 263 cas ont été signalés en dépit du fait que cette forme de traite humaine est très répandue. Pour les autorités néerlandaises, une explication possible serait que les jeunes femmes soient obligées de travailler à la maison ou comme escortes, ce qui rend leur identification plus difficile. Un autre facteur aggravant est que beaucoup de victimes n’ont pas la possibilité de signaler leur situation à la police ou à des organisations d’aide, ou ont trop peur de le faire. En 2017, on estimait qu’au moins 1300 filles néerlandaises âgées de 12 à 17 ans étaient victimes de traite sexuelle par an, le nombre total de victimes étant cinq fois plus élevé.
En 2013, quatre bulgares ont été condamnés à cinq ans de prison pour trafic de femmes dans le quartier rouge d’Utrecht qui comprenait des bateaux habitables fonctionnant comme des maisons closes. Le district a été fermé la même année, par crainte de nouvelles traites. L’affaire souligne la possibilité que les victimes soient forcées de travailler dans des zones tolérées ou même considérées comme bénéficiant la communauté locale. La question de savoir dans quelle mesure la disparition du Quartier Rouge d’Amsterdam aurait des effets néfastes sur l’économie locale pourrait être posée dans certains milieux. Qui est, dans ce cas, le souteneur et qui est la victime?
J’avoue que, comme la plupart des touristes, j’ai visité le Quartier Rouge d’Amsterdam car j’en avais tant entendu parler. Je peux vous donner un conseil si vous visitez De Wallen: regardez plutôt dans les yeux des filles que leurs corps. Vous verrez des regards se perdre dans un rêve ou s’échapper de la réalité avec l’aide d’un téléphone portable. D’autres, par contre, ont un pouvoir attirant comparable à celui d’un chant de sirène. Lorsque le client mort l’hameçon et que le rideau rouge est tiré, les limites audacieuses de la tolérance humaine sont bel et bien dépassées.